La strate et le gallicisme

Le problème stratique est sans doute le problème le plus fréquent que nous retrouvons en néologie. En effet, le savoyard possède à minima deux strates bien distinctes, l’une plus ancienne, avec des caractéristiques morphologiques et phonétiques bien distinctes du français et une autre récente, constituée d’emprunts faits au français.

Fromenteux
Lorsque l’emprunt est mal intégré au savoyard, typiquement lorsque ses affixes n’ont pas été traduits en arpitan, on dit qu’il est fromenteux / fromentox, le froment étant un mélange de céréales. Le fromenteux, bien qu’accepté au sein de certains patois, est rejeté du savoyard médian. Ainsi la forme « lo député é passâ u vlazho » est une forme fromenteuse à cause du mot « député ».

Patoiser
Un mot patoisé est un emprunt au français sur lequel on a traduit les différents affixes.

Pour reprendre l’exemple du mot député, il est composé de trois morphèmes dé- put-é et seul son radical n’est pas traduisible. Ainsi « lo dèputâ é passâ u vlazho » est une forme patoisée.

Très intégré
Il n’y a pas de mot spécifique en arpitan pour désigner toute la partie de son lexique étant intégrée à ses anciennes règles phonétiques. On distingue aussi ce savoyard très intégré au fait que certains phonèmes y sont proscrits.
Par exemple, on n’y trouve pas de phonème [s+Consonne] ou [l+Consonne].

Par exemple
[l+Consonne] = [rC]
Lat. alba -} arp. ârba
Lat. alpes -} arp. Ârpes

[s+t]= amuïssement du [s]/ palatalisation du [s] / dentalisation dans les dialectes centraux

Lat. Baptista -} arp. Baptisten (ajout du suffixe onomastique masculin -en) -} arp. Batiten (amuïssement du [s]) -} titen (seules les deux dernières syllabes sont conservées pour former le surnom hypocoristique)

Lat. Rheumatismus -} arp. Rumatimo

Fr. ski -} arp. Val. Esqui (èchki)

Lat. monstrare -} arp. Tarin. Monthrar


Autre particularité des phonème S+Consonnes : ils ne peuvent se trouver à l’attaque d’un mot. Deux situations coexistent, soit un préfixe est ajouté, soit un infixe.

Oc. esqueleta -} arp. èskeleta

Fr. squelette -} arp. Sekelet (apparenté à l’occitan esquelèt)

Fr. ski -} arp. èski (tig.)

Fr. ski -} arp. Seki (vau.)


Original
L’arpitan possède également des lexies originales. J’entends par là, des lexies qu’on ne retrouve pas dans les grandes langues romanes occidentales (français, italien, espagnol, portugais) sauf dans le cas où celle-ci les auraient empruntés.

Typiquement : le verbe « abadar », qui est présent dans le régiolecte français « abader »

Les doublons

Il est fréquent qu’en savoyard nous retrouvions des doublons pour presque tous les mots, l’un d’une forme plus fromenteuse, l’autre plus originale.

Par exemple : Alpes et Ârpes pour désigner les Alpes ; Musê et Bambanâye pour désigner le musée ; Côlar et aglètar pour coller ; alcôl et arcôl pour alcool ect…

Dans notre travail néologique il est normal de produire des doublons. Je pense même qu’il faut produire des doublons ! Il est bon d’avoir des options entre des formes plus proches du français et des formes plus originales. Le problème d’une forme plus fromenteuse sera d’être parfois trop facile, proche du français, occultant d’autres formes qui risquent de disparaître si nous ne les réintroduisons pas dans la langue contemporaine. A l’inverse, une forme plus originale aura le défaut d’être parfois trop docte ou alors avant-gardistes lorsqu’il s’agit d’une néosémie ou d’un néologisme de forme. Avoir des options permettra de mieux choisir.

Un problème important se pose avec les doublons : Lorsque nous n’avons la place que pour une forme, laquelle choisir ? Par exemple lorsque nous devons envoyer une liste de lexies en arpitan, correspondants à des lexies françaises pour apertium ou bien dans un manuel se voulant pédagogique, où nous ne pouvons pas nous permettre une effusion de doublons. Pour ce faire, une décision collective est préférable, même si chaque néologue peut commencer à formuler sa préférence en avance.

Pour vous donner un exemple concret : étant en train de réaliser un lexique destiné au ski, j’ai découvert que l’on pouvait tout autant retrouver les verbes skiyér que sè lecar pour désigner le fait de skier. Il faut noter que d’un côté skiyér a un sens plus restrictif et ne s’applique qu’au ski alpin et au ski de fond, là où lecar désigne le fait de glisser de façon volontaire et est couramment employé pour tous les domaines des sports de glisse : ski, snowboard, luge, patin à glace, bateau ect… A titre personnel je recommande d’apprendre le verbe sè lecar, utilisable dans beaucoup de domaines et déjà employer communément dans le sens de skier.

Prenons un exemple inverse : la station de ski. Le mot stacion est un emprunt du français. Après de longues recherches, je n’ai pas pu trouver une lexie originale en arpitan. J’ai créé une néosémie en reprenant de termes courants : Cârro (un lieu reculé) et leca (déverbal de lecar, désignant la glisse, renvoyant ici plus spécifiquement aux sports de glisse) -} Cârro de leca. Malgré tout, ce néologisme est trop nouveau pour en venir à surpasser celui de stacion (je ne vous cache pas ma déception après plusieurs heures de recherche). Mais nous le verrons plus tard, cârro de leca pourra avoir son utilité.

Complémentarité des doublons

Je pense qu’il ne faut pas chercher à forcément mettre les doublons en concurrence pour le même sème. Chaque lexie de chaque doublon sera souvent polysémique. Pour la linguiste J. Picoche, certes un mot est polysémique, mais il possède un « signifié de puissance », c’est-à-dire un sème abstrait, que l’on peut déterminer en additionnant tous les sèmes concrets qui compose le polysème. Ainsi, dans un doublon nous retrouverons deux lexies ayant nécessairement un signifié de puissance différent.

Prenons l’exemple du doublon èspôrt – corrata pour désigner le « sport ». Espôrt est un emprunt à l’anglais sport, ce terme est récent et naît à la fin du XIXème siècle, il désigne la pratique d’un exercice physique, un mode de sociabilité, aussi un business, voir une industrie, on y retrouve une logique de performance, certains diraient même de rendement. Le terme Corrata est plus ancien, on en retrouve des occurrences francisées dès le XVIème siècle selon le GPSR (dictionnaire des patois suisses romands), il renvoie à l’idée de « courir » d’après sa racine, cela peut être le fait d’aller rapidement d’un endroit à un autre sans s’arrêter, de crapahuter, de partir à l’aventure, cela peut être une aventure amoureuse, cela peut être une action plaisante, ou bien inquiétante selon l’individu, cela peut être un loisir ou bien une obligation, ce n’est pas précisé. Vous voyez donc ici que nous n’avons pas à faire aux deux mêmes idées. Nous pouvons ainsi avoir deux mots pour deux concepts distincts en arpitan : L’èspôrt comme étant une pratique de l’activité physique soumise à des impératifs de performance dans un système régulé et produisant de la valeur, là où la corrata est lа pratique d’unе activité intense, souvent physique, incluant le sport, mais n’étant pas nécessairement soumis à des impératifs de performance, la corrata est aussi une aventure, grande ou petite. A titre personnel, je recommanderais de considérer corrata comme l’hyperonyme d’èspôrt en arpitan et traduire « sport » ou « aventure » par corrata.

Les doublons scientifiques ou reallias

Certains termes sont difficiles à traduire par une forme originale, en particulier lorsqu’il s’agit d’un terme scientifique ou bien d’une reallia, c’est-à- dire un concept propre à une culture déterminée.

Par exemple, en cherchant une néologie en doublon pour le concept de « pédagogie », j’ai pu produire deux formes : Pèdagogia et Aléfa. Comme nous l’avons vu plus tôt, bien que deux doublons puissent être synonymes, ils ne possèderont pas le même signifié de puissance. Donc la pèdagogia ne peut pas vraiment être l’aléfa. D’autant que dans le domaine scientifique il est de coutume de faire des néologismes d’emprunt depuis le grec. Faut-il prioriser le néologisme d’emprunt ? Personnellement je n’ai pas d’avis précis sur la question et elle doit être débattue. Toujours est-il que quelques langues font cohabiter en doublon le néologisme d’emprunt et un néologisme de forme comme en néerlandais : pédagogie – opvoedkunde. La question reste en suspend.

Maintenant dans le cas des reallias, c’est-à-dire des réalités propres à une culture donnée, il est préférable de faire des néologismes d’emprunt. Par exemple les toponymes d’un pays, les types de vêtements spécifiques ect… Mais je les ferais tout de même fonctionner un doublon, une forme proche de la prononciation d’origine, donc fromenteuse, et une forme proche d’unе prononciation plus arpitane. Par exemple, le kvas est une boisson à base pain et d’eau consommée en Europe de l’est et notamment en Russie et en Ukraine. Nous pouvons emprunter la forme kvas mais nous pourrions aussi avoir la forme Cuâs ou Cuâsso pour mieux correspondre à la prononciation arpitane. Toujours est-il que nous n’avons pour le moment que quatre langues depuis lesquelles ces emprunts sont plus ou moins normés : le français et l’italien avec lesquelles une longue tradition de patoisage s’est installée, et le latin et le grec, dont Dominique Stich nous a donné une méthode de transcription. Je pense personnellement faire une méthode de transcription pour les langues slaves, nous restera pour les langues germaniques et les langues shamito-sémitiques, je souhaiterais également aider à cela. La production de tels document pourrait nous aider dans la cartographie.