I.
La bise en rognent sagogne
La pôrta de la mêson ;
Fela, fela ta cologne
Pendent la môrta sêson.
Sen vreyér ton tôrn s’enroulye,
Fela, lo temps passerat !
Jiâna, se ton fil s’embrôlye,
Ton galant lo dèvouederat.

Refren
Soflla lo vent, soflla la bise !
Noutros môrts plôront diens l’Égllése
Bon !…
Lo vent et los môrts sè quèsieront
Quand les pipètes revindront !

II.
En tombant la nê greselye
La grôba vioule u tison.
Vreye, vreye ta bobelye
Pendent la môrta sêson.
De grognér l’hivèrn sè lâsse ;
Vreye, et lo temps passerat ;
Jiâna, se ton fil sè câsse,
Ton galant tè l’apondrat.

Refren
Blanchét lo boués, blanchét la palye !
Lo gllas pendolye a la muralye
Bon !…
Mas palye et boués revèrdiront
Quand les pipètes revindront.

Los grants poblos ont la grevôla
Et les cises ont des fresons ;
Roula, roula, ma roua roula,
Pendent la môrta sêson.
Solely rit dèrniér les nioles !
Roula, et lo temps passerat.
Sot la nê la fllor rebiole,
Mon galant mè la cuedrat.

Brene l’avanc, brene lo sôge ;
Lo quinson volate a la ploge
Bon !…
Mas l’âbro et l’usél chanteront
Quand les pipètes revindront.

Aide à la lecture

rognér : gronder | sagognér : secouer
felar : filer | cologne : quenouille

vreyér : tourner tôrn : tour (rouet) | s’enroulyér : se rouiller

dèvouedar : dévider







sè quèsiér : se taire
pipèta : primevère (local)



nê : neige greselyér : grésiller
grôba : bûche | vioular : (ici) chanter
bobelye : bobine





apondre : (ici) rattacher



boués : buis
gllas : glaçon





poblo : peuplier | avêr la grevôla : trembler
cise : haie | freson : frisso


niola : nuage


rebiolar : repousser
cuedre : cueillir


brenar : bruire | avanc : osier sôge : saule | quinson : pinson ploge : pluie

âbro : arbre | usél : oiseau

Commentaire

Amélie Gex (1835-1883), figure de proue de la littérature en langue savoyarde, a publié ce poème dans le recueil Le long de l’an (1878), où selon le sous-titre se trouvent des chansons.

Effectivement l’écrivaine aimait écrire des textes de chansons, dont elle indiquait parfois la mélodie en la rattachant à un air connu. Ce poème était peut-être destiné à être mis en musique, à notre connaissance ça n’a pas encore été fait.

Quoi qu’il en soit il y a des couplets et des refrains, dans lesquels les rimes ne sont d’ailleurs pas disposées de la même manière, ce qui donne un rythme original au poème. Les vers sont courts, le texte peut paraître simple, il traite somme toute d’un thème relativement banal en poésie – l’attente du printemps au cœur des tourments de l’hiver – et pourtant le lecteur est frappé par la beauté qui se dégage de cette construction : la vivacité du style et des images stimulent le plaisir littéraire, tandis que le rythme, les allitérations, les répétitions de certains mots ou de certaines structures donnent une musicalité qui incite à la lecture à haute voix.

Mais c’est impossible ! diront certains. Effectivement le texte a été transcrit en ORB, il s’agit de la version de Dominique Stich, un peu remaniée. Mais justement, l’ORB est faite pour être comprise par tous et lue par chacun dans son propre dialecte, avec sa propre prononciation. Pour ceux qui resteraient désemparés signalons quand même les rimes s’enroulye / s’embrôlye, bise / Égllése, grevôla / roula. Pas sûr d’ailleurs que ces rimes existent dans tous les patois, par exemple, pour la dernière, chez moi on prononce grevula et roula, mais ce n’est pas bien grave.

La jeune fille dont il est question, Jiâna, est manifestement le double (on dirait aujourd’hui l’avatar) de l’auteure, qui a d’ailleurs signé Dian de la Jeânna son recueil. Pas étonnant d’utiliser un pseudonyme masculin à l’époque, l’aspect « féministe » se retrouvant cependant dans la filiation féminine. On imagine donc Jiâna à sa quenouille, à son rouet qui en tournant semble à la fois remplir et mesurer le temps. La jeune fille oscille entre deux sentiments : une certaine lassitude devant les rigueurs et les angoisses de l’hiver qui l’enferment et la condamnent à des activités répétitives, mais par ailleurs l’espoir qui vient de la certitude du retour du printemps et aussi des promesses suscitées par l’amour d’un jeune homme qui semble attentionné et sur lequel elle pense pouvoir compter.

Dans le langage des fleurs la primevère est le symbole du premier amour et de sa sincérité.

Finissons justement sur ce nom de pipèta : il désigne une fleur en tube, en forme de petite pipe mais ce n’est pas la même selon les endroits. Il semble que le plus souvent il s’agisse non pas de la primevère mais du colchique, fleur de l’automne issue d’une plante réputée pour sa grande toxicité. Un tout autre symbole !

Et attendons donc avec Jiâna le retour du printemps et de toutes les joies auxquelles il est lié, après un hiver pas simplement météorologique, chargé de maladie, de menaces et d’incertitudes dont on aimerait voir bientôt la fin.

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🖊 Alain FAVRE